Pierre Alechinsky - Le monde perdu - 1959

Je suis allée dans un monde, un autre monde, un monde perdu, un monde sur lequel la vie est affreuse. Ce monde était aveugle, l’atmosphère était sinistre …
J’avais peur, peur de ces gens qui me regardaient de leurs yeux ronds, je n’oublierai jamais ces regards plein de haine et m’enviant de venir d’un autre monde, un monde meilleur où les sourires sont présents. Je me demandais ce qui rendait les habitants de ce monde si malheureux. Ces visages étaient si bouleversants, la peur montait en moi, je tremblais de tous mes membres, je ne distinguais pas un seul sourire sur ces visages morts parmi la foule, je ne savais pas non plus pourquoi ces gens marchaient dans une seule et même direction, sans un mot, sans un geste, alignés comme des soldats me contournant de part et d’autre. Mais quel était leur but ? Et puis, les suivant du regard, j’aperçus un trou noir au dessus d’une colline, un trou dont on ne voyait pas la fin. Les gens s’y jetaient d’eux-mêmes, un par un, laissant leur vie derrière eux, la sacrifiant sans se retourner, sans regrets. Je n’entendais ni cris ni hurlements lors de leur sacrifice. J’ai alors pris mes jambes à mon cou et j’ai essayé de faire demi-tour, mais des bras me retenaient et m’empêchaient de m’éloigner de ce trou. Ils me retenaient pour m’emporter avec eux, je ne pouvais me débattre ni même pousser un cri. J’approchais du trou noir, serrée et compressée par tous ces bras qui me maintenaient. Mon cœur se serrait, je transpirais et j’avais du mal à respirer. Petit à petit on y arrivait, devant ce trou. On y était. Les bras me soulevèrent au dessus. J’ai lancé un dernier regard là, en bas, il n’y avait pas de fin dans ce tourbillon de malheur. J’ai préféré fermer les yeux, puis le silence s’est fait.
Quand je les ai ouverts, j’étais heureuse de constater que ce que je venais de vivre n’était qu’un vulgaire cauchemar.

Aurore Botti

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